Si la phrase : le XXI siècle sera mystique ou ne sera pas attribuée à André Malraux est bien de lui, j’ose imaginer qu’il entrevoyait la potentielle complète désacralisation du monde naturel par l’exacerbation hypnotique d’un capitalisme sauvage. Cette tendance à objectifier la nature débordant des frontières occidentales, les politiques néolibérales et leur globalisation se transformant en véritables dogmes planétaires, la religion économique règne maintenant sur l’ensemble des sphères d’activité humaines. Tout s’achète désormais, même les consciences. Ce système est surpuissant, impitoyable, tricheur, aux relents colonialistes, engendrant même parfois des entités corporatives psychopathes, bref ce système est Harkonnen. Et pour le renverser et survivre à ses conséquences, il nous faudra peut-être suivre les pas du Muad’Dib.
Catégorie : Extraits et citations
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Litanie contre la peur du rituel Bene Gesserit
Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi.
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Le Royaume, Emmanuel Carrère
Si on envisage l’affaire de son point de vue à elle, j’imagine que je lui ai donné du fil à retordre – et cela d’autant que je suis redoutablement intelligent. Qu’on ne se méprenne pas : je ne pèche pas par orgueil en disant cela. Au contraire, je l’entends en mauvaise part, comme l’entendait ma marraine et comme je l’ai entendu le jour où, assise dans son fauteuil derrière moi, Mme C. a lâché sur un ton accablé : « Mais pourquoi faut-il à tout prix que vous soyez si intelligent ? » Elle voulait dire par là incapable de simplicité, tortueux, coupeur de cheveux en quatre, allant au-devant d’objections que personne ne songeait à me faire, ne pouvant penser quelque chose sans penser en même temps son contraire, puis le contraire de son contraire, et dans ce manège mental m’épuisant sans profit.
Emmanuel Carrère, le Royaume
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Il faut jurer, Alain
Le pessimisme est d’humeur ; l’optimisme est de volonté. Tout homme qui se laisse aller est triste, mais c’est trop peu dire, bientôt irrité et furieux. Comme on voit que les jeux des enfants, s’ils sont sans règle, tournent à la bataille; et sans autre cause ici que cette force désordonnée qui se mord elle-même. Dans le fond, il n’y a point de bonne humeur; mais l’humeur, à parler exactement, est toujours mauvaise, et tout bonheur est de volonté et gouvernement. Dans tous les cas le raisonnement est serf. L’humeur compose des systèmes étonnants que l’on voit grossis chez les fous; il y a toujours de la vraisemblance et de l’éloquence dans les discours d’un malheureux qui se croit persécuté. L’éloquence optimiste est du genre calmant; elle s’oppose seulement à la fureur bavarde; elle modère; c’est le ton qui fait preuve, et les paroles importent moins que la chanson. Ce grondement de chien, que l’on entend toujours dans l’humeur, est ce qu’il faut changer premièrement ; car c’est un mal certain en nous, et qui produit toutes sortes de maux hors de nous. C’est pourquoi la politesse est une bonne règle de politique; ces deux mots sont parents ; qui est poli est politique.
L’insomnie là-dessus nous enseigne; et chacun connaît cet état singulier, qui ferait croire que l’existence est par elle-même insupportable. Ici il faut regarder de près. Le gouvernement de soi fait partie de l’existence; mieux, il la compose et l’assure. D’abord par l’action. La rêverie d’un homme qui scie du bois tourne aisément à bien. Quand la meute est en quête, ce n’est pas alors que les chiens se battent. Le premier remède aux maux de pensée est donc de scier du bois.
Mais la pensée bien éveillée est déjà apaisante par elle-même; en choisissant elle écarte. Or, voici le mal de l’insomnie; c’est que l’on veut dormir et que l’on se commande à soi-même de ne point remuer et de ne point choisir. En cette absence du gouvernement, aussitôt les mouvements et les idées ensemble suivent un cours mécanique; les chiens se battent. Tout mouvement est convulsif et toute idée est piquante. On doute alors du meilleur des amis; tous les signes sont mal pris; on se voit soi-même ridicule et sot. Ces apparences sont bien fortes, et ce n’est point l’heure de scier du bois.
On voit très bien par là que l’optimisme veut un serment. Quelque étrange que cela paraisse d’abord, il faut jurer d’être heureux. Il faut que le fouet du maître arrête tous ces hurlements de chiens. Enfin, par précaution, toute pensée triste doit être réputée trom-peuse. Il le faut, parce que nous faisons du malheur naturellement dès que nous ne faisons rien. L’ennui le prouve. Mais ce qui fait voir le mieux que nos idées ne sont pas en elles-mêmes piquantes, et que c’est notre propre agitation qui nous irrite, c’est l’état heureux de somnolence où tout est relâché dans le corps; cela ne dure pas; quand le sommeil s’annonce ainsi, il n’est pas loin. L’art de dormir, qui peut ici aider la nature, consiste principalement à ne vouloir point penser à demi. Ou bien s’y mettre tout, ou bien ne pas du tout s’y mettre, par l’expérience que les pensées non gouvernées sont toutes fausses. Cet énergique jugement les rabaisse toutes au rang des songes, et prépare ces heureux songes qui n’ont point d’épines. Au re bours la clef des songes donne importance à tout. C’est la clef du malheur.
Émile Chartier dit Alain, 29 septembre 1923
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L’abomination d’argile
La chose la plus miséricordieuse en ce bas monde est bien, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à mettre en relation tout ce qu’il contient. Nous habitons un paisible îlot d’ignorance cerné de noirs océans d’infini, sur lesquels nous ne sommes pas appelés à voguer bien loin. Les sciences, chacune creusant laborieusement son propre sillon, nous ont jusqu’à présent épargnés ; mais un jour viendra où la conjonction de tout ce savoir disparate nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur la réalité et sur l’épouvantable place que nous y occupons que nous ne pourrons que sombrer dans la folie devant cette révélation, ou bien fuir la lumière pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge de ténèbres.
L’appel de Cthulhu, HP Lovecraft -
Choisir ou décider, Charles Pépin
La philosophie peut nous y aider (à décider), en nous permettant de comprendre la différence entre choisir et décider, que nous confondons souvent. Les deux termes, il est vrai, sont parfois utilisés comme synonymes. Ils obéissent pourtant à deux logiques différentes.
Choisir, c’est choisir logiquement, rationnellement, après un examen qui a réduit l’incertitude comme une peau de chagrin. Entre deux destinations de vacances, si l’une présente objectivement plus d’avantages que l’autre et correspond mieux à nos attentes pour un budget égal, nous allons la choisir. Nous n’avons alors pas besoin de véritable confiance en nous-mêmes : savoir réfléchir et calculer correctement suffit. Mais lorsque les deux destinations sont toutes deux attirantes pour des raisons différentes et qu’il n’y a pas d’élément objectif pour les départager, nous allons devoir décider.
Choisir, c’est se reposer sur des critères rationnels pour armer le bras de son action. Décider, c’est compenser l’insuffisance de ces critères par l’usage de sa liberté. Choisir, c’est savoir avant d’agir. Décider, c’est agir avant de savoir.
Nous sommes donc plus libres lorsque nous décidons que lorsque nous choisissons, parce que nous ne sommes pas tenus d’obéir à des critères indiscutables. Mais cette liberté, souvent, nous perturbe.
LA CONFIANCE EN SOI, UNE PHILOSOPHIE, Charles Pépin
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Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson
Cabane forestière
Ces journées interminables passèrent vite. Je songeais en quittant mon ami : voilà la vie qu’il me faut. Il suffisait de demander à l’immobilité ce que le voyage ne m’apportait plus, la paix. Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus cher que l’or. Sur une terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l’El Dorado.
Régler sa dette
La vie dans les bois permet de régler sa dette. Nous respirons, mangeons des fruits, cueillons des fleurs, nous baignons dans l’eau de la rivière. Et puis un jour nous mourons sans payer l’addition à la planète. L’existence est une grivèlerie. L’idéal serait de traverser la vie tel le gnome scandinave qui court la lande sans laisser de traces sur les bruyères. Il faudrait ériger le conseil de Baden Powell en principe : lorsqu’on quitte un lieu de bivouac prendre soin de laisser deux choses. Premièrement : rien. Deuxièmement : ses remerciements. L’essentiel, ne pas peser trop à la surface du globe. Enfermé dans son cube de rondins, l’ermite ne souille pas la terre. Au seuil de son isba il regarde les saisons danser la gigue de l’éternel retour. Privé de machine, il entretient son corps. Coupé de toute communication, il déchiffre la langue des arbres. Libéré de la télévision, il découvre qu’une fenêtre est plus transparente qu’un écran. Sa cabane égaie la rive et pourvoit au confort. Un jour on est las de parler de décroissance et d’amour de la nature, l’envie nous prend d’aligner nos actes et nos idées. Il est temps de quitter la ville et de tirer sur les discours le rideau des forets.
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Notre-Dame de Paris, Victor Hugo
Notre-Dame de Paris est en particulier un curieux échantillon de cette variété. Chaque face, chaque pierre du vénérable monument est une page non seulement de l’histoire du pays, mais encore de l’histoire de la science et de l’art. Ainsi, pour n’indiquer ici que les détails principaux, tandis que la petite Porte-Rouge atteint presque aux limites des délicatesses gothiques du quinzième siècle, les piliers de la nef, par leur volume et leur gravité, reculent jusqu’à l’abbaye carlovingienne de Saint-Germain-des-Prés. On croirait qu’il y a six siècles entre cette porte et ces piliers. Il n’est pas jusqu’aux hermétiques qui ne trouvent dans les symboles du grand portail un abrégé satisfaisant de leur science, dont l’église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie était un hiéroglyphe si complet. Ainsi, l’abbaye romane, l’église philosophale, l’art gothique, l’art saxon, le lourd pilier rond qui rappelle Grégoire VII, le symbolisme hermétique par lequel Nicolas Flamel préludait à Luther, l’unité papale, le schisme, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, tout est fondu, combiné, amalgamé dans Notre-Dame. Cette église centrale et génératrice est parmi les vieilles églises de Paris une sorte de chimère ; elle a la tête de l’une, les membres de celle-là, la croupe de l’autre ; quelque chose de toutes. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris
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Bucéphale, Alain
Lorsqu’un petit enfant crie et ne veut pas être consolé, la nourrice fait souvent les plus ingénieuses suppositions concernant ce jeune caractère et ce qui lui plaît et déplaît ; appelant même l’hérédité au secours, elle reconnaît déjà le père dans le fils ; ces essais de psychologie se prolongent jusqu’à ce que la nourrice ait découvert l’épingle, cause réelle de tout.
Lorsque Bucéphale, cheval illustre, fut présenté au jeune Alexandre, aucun écuyer ne pouvait se maintenir sur cet animal redoutable. Sur quoi un homme vulgaire aurait dit : « Voilà un cheval méchant. » Alexandre cependant cherchait l’épingle, et la trouva bientôt, remarquant que Bucéphale avait terriblement peur de sa propre ombre ; et comme la peur faisait sauter l’ombre aussi, cela n’avait point de fin. Mais il tourna le nez de Bucéphale vers le soleil, et, le maintenant dans cette direction, il put le rassurer et le fatiguer. Ainsi l’élève d’Aristote savait déjà que nous n’avons aucune puissance sur les passions tant que nous n’en connaissons pas les vraies causes.
Bien des hommes ont réfuté la peur, et par fortes raisons ; mais celui qui a peur n’écoute point les raisons ; il écoute les battements de son cœur et les vagues du sang. Le pédant raisonne du danger à la peur ; l’homme passionné raisonne de la peur au danger ; tous les deux veulent être raisonnables, et tous les deux se trompent ; mais le pédant se trompe deux fois ; il ignore la vraie cause et il ne comprend pas l’erreur de l’autre. Un homme qui a peur invente quelque danger, afin d’expliquer cette peur réelle et amplement constatée. Or la moindre surprise fait peur, sans aucun danger, par exemple un coup de pistolet fort près, et que l’on n’attend point, ou seulement la présence de quelqu’un que l’on n’attend point. Masséna eut peur d’une statue dans un escalier mal éclairé, et s’enfuit à toutes jambes.
L’impatience d’un homme et son humeur viennent quelquefois de ce qu’il est resté trop longtemps debout ; ne raisonnez point contre son humeur, mais offrez-lui un siège. Talleyrand, disant que les manières sont tout, a dit plus qu’il ne croyait dire. Par le souci de ne pas incommoder, il cherchait l’épingle et finissait par la trouver. Tous ces diplomates présentement ont quelque épingle mal placée dans leur maillot, d’où les complications européennes ; et chacun sait qu’un enfant qui crie fait crier les autres ; bien pis, l’on crie de crier. Les nourrices, par un mouvement qui est de métier, mettent l’enfant sur le ventre ; ce sont d’autres mouvements aussitôt et un autre régime ; voilà un art de persuader qui ne vise point trop haut. Les maux de l’an quatorze vinrent, à ce que je crois, de ce que les hommes importants furent tous surpris ; d’où ils eurent peur. Quand un homme a peur la colère n’est pas loin ; l’irritation suit l’excitation. Ce n’est pas une circonstance favorable lorsqu’un homme est brusquement rappelé de son loisir et de son repos ; il se change souvent et se change trop. Mais ne dites jamais que les hommes sont méchants ; ne dites jamais qu’ils ont tel caractère. Cherchez l’épingle.
Émile Chartier dit Alain, 8 décembre 1922, Propos sur le bonheur
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Propos d’un Normand, Alain
Penser n’est pas croire. Peu de gens comprennent cela. Presque tous, et ceux-là même qui semblent débarrassés de toute religion, cherchent dans les sciences quelque chose qu’ils puissent croire. Ils s’accrochent aux idées avec une espèce de fureur ; et si quelqu’un veut les leur enlever, ils sont prêts à mordre. […] Lorsque l’on croit, l’estomac s’en mêle et tout le corps est raidi. Le croyant est comme le lierre sur l’arbre. Penser, c’est tout fait autre chose. On pourrait dire : penser, c’est inventer sans croire.
Imaginez un noble physicien, qui a observé longtemps les corps gazeux, les a chauffés, refroidis, comprimés, raréfiés. Il en vient à concevoir que les gaz sont faits de milliers de projectiles très petits qui sont lancés vivement dans toutes les directions et viennent bombarder les parois du récipient. Là-dessus le voilà qui définit, qui calcule ; le voilà qui démonte et remonte son gaz parfait, comme un horloger ferait pour une montre. Eh bien, je ne crois pas du tout que cet homme ressemble au chasseur qui guette une proie. Je le vois souriant, et jouant avec sa théorie ; je le vois travaillant sans fièvre et recevant les objections comme des amies ; tout prêt à changer ses définitions si l’expérience ne les vérifie pas, et cela très simplement, sans gestes de mélodrame. Si vous lui demandez. Croyez-vous que les gaz soient ainsi ? il répondra : Je ne crois pas qu’ils soient ainsi ; je pense qu’ils sont ainsi.
Émile Chartier dit Alain