Si la phrase : le XXI siècle sera mystique ou ne sera pas attribuée à André Malraux est bien de lui, j’ose imaginer qu’il entrevoyait la potentielle complète désacralisation du monde naturel par l’exacerbation hypnotique d’un capitalisme sauvage. Cette tendance à objectifier la nature débordant des frontières occidentales, les politiques néolibérales et leur globalisation se transformant en véritables dogmes planétaires, la religion économique règne maintenant sur l’ensemble des sphères d’activité humaines. Tout s’achète désormais, même les consciences. Ce système est surpuissant, impitoyable, tricheur, aux relents colonialistes, engendrant même parfois des entités corporatives psychopathes, bref ce système est Harkonnen. Et pour le renverser et survivre à ses conséquences, il nous faudra peut-être suivre les pas du Muad’Dib.
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Litanie contre la peur du rituel Bene Gesserit
Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi.
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Le Royaume, Emmanuel Carrère
Si on envisage l’affaire de son point de vue à elle, j’imagine que je lui ai donné du fil à retordre – et cela d’autant que je suis redoutablement intelligent. Qu’on ne se méprenne pas : je ne pèche pas par orgueil en disant cela. Au contraire, je l’entends en mauvaise part, comme l’entendait ma marraine et comme je l’ai entendu le jour où, assise dans son fauteuil derrière moi, Mme C. a lâché sur un ton accablé : « Mais pourquoi faut-il à tout prix que vous soyez si intelligent ? » Elle voulait dire par là incapable de simplicité, tortueux, coupeur de cheveux en quatre, allant au-devant d’objections que personne ne songeait à me faire, ne pouvant penser quelque chose sans penser en même temps son contraire, puis le contraire de son contraire, et dans ce manège mental m’épuisant sans profit.
Emmanuel Carrère, le Royaume
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Gnothi seauton
Expression en grec ancien, signifiant : Connais toi toi-même. Traduit par nosce te ipsum en latin.
La phrase de Socrate “Connais toi toi-même” n’est pas exactement de lui, c’est une devise inscrite au frontispice du Temple de Delphes que Socrate reprend à son compte. Détails ici.
« […] J’irais presque jusqu’à dire que cette même chose, se connaître soi-même, est tempérance, d’accord en cela avec l’auteur de l’inscription de Delphes. Je m’imagine que cette inscription a été placée au fronton comme un salut du dieu aux arrivants, au lieu du salut ordinaire « réjouis-toi », comme si cette dernière formule n’était pas bonne et qu’on dût s’exhorter les uns les autres, non pas à se réjouir, mais à être sages. C’est ainsi que le dieu s’adresse à ceux qui entrent dans son temple, en des termes différents de ceux des hommes, et c’est ce que pensait, je crois, l’auteur de l’inscription à tout homme qui entre il dit en réalité : « Sois tempéré. » Mais il le dit, comme un devin, d’une façon un peu énigmatique ; car « Connais-toi toi-même » et « Sois tempéré », c’est la même chose, au dire de l’inscription et au mien. Mais on peut s’y tromper : c’est le cas, je crois, de ceux qui ont fait graver les inscriptions postérieures : « Rien de trop » et « Cautionner, c’est se ruiner.»
Dans le Charmide, de Platon -
Prologue de l’Évangile selon Jean
Traduction Segond (1910)
Traduction du Prologue de l’évangile selon Jean par Louis Segond2 :
- Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
- Elle était au commencement avec Dieu.
- Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.
- En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes.
- La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue.
- Il y eut un homme envoyé de Dieu : son nom était Jean.
- Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui.
- Il n’était pas la lumière, mais il parut pour rendre témoignage à la lumière.
- Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
- Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue.
- Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont point reçue.
- Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu
- lesquels sont nés non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu.
- Et la parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père.
- – Jean lui a rendu témoignage, et s’est écrié : C’est celui dont j’ai dit : Celui qui vient après moi m’a précédé, car il était avant moi.
- – Et nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce pour grâce ;
- car la loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ.
- Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître.
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Le Chêne et le Roseau
Le Chêne un jour dit au roseau :
Vous avez bien sujet1 d’accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent qui d’aventure2
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est aquilon ; tout me semble zéphir3.
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l’orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La Nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l’Arbuste ,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine4,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts5.GabrielBelot, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons
- Des motifs pour… ↩︎
- Par hasard ↩︎
- L’aquilon est un vent du nord, violent et froid, le zéphyr un vent léger et agréable ↩︎
- Celui dont la tête était voisine du ciel ↩︎
- Plusieurs expressions sont tirées de Virgile dans cette fable. Déjà, La Fontaine faisait allusion à l’image finale dans la quatrième lettre à sa femme, de son voyage en Limousin, lorsqu’il parle des tours du château d’Amboise : « Elles touchent, ainsi que les chênes dont parle Virgile, D’un bout au ciel, d’autre bout aux enfers » ↩︎
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Il faut jurer, Alain
Le pessimisme est d’humeur ; l’optimisme est de volonté. Tout homme qui se laisse aller est triste, mais c’est trop peu dire, bientôt irrité et furieux. Comme on voit que les jeux des enfants, s’ils sont sans règle, tournent à la bataille; et sans autre cause ici que cette force désordonnée qui se mord elle-même. Dans le fond, il n’y a point de bonne humeur; mais l’humeur, à parler exactement, est toujours mauvaise, et tout bonheur est de volonté et gouvernement. Dans tous les cas le raisonnement est serf. L’humeur compose des systèmes étonnants que l’on voit grossis chez les fous; il y a toujours de la vraisemblance et de l’éloquence dans les discours d’un malheureux qui se croit persécuté. L’éloquence optimiste est du genre calmant; elle s’oppose seulement à la fureur bavarde; elle modère; c’est le ton qui fait preuve, et les paroles importent moins que la chanson. Ce grondement de chien, que l’on entend toujours dans l’humeur, est ce qu’il faut changer premièrement ; car c’est un mal certain en nous, et qui produit toutes sortes de maux hors de nous. C’est pourquoi la politesse est une bonne règle de politique; ces deux mots sont parents ; qui est poli est politique.
L’insomnie là-dessus nous enseigne; et chacun connaît cet état singulier, qui ferait croire que l’existence est par elle-même insupportable. Ici il faut regarder de près. Le gouvernement de soi fait partie de l’existence; mieux, il la compose et l’assure. D’abord par l’action. La rêverie d’un homme qui scie du bois tourne aisément à bien. Quand la meute est en quête, ce n’est pas alors que les chiens se battent. Le premier remède aux maux de pensée est donc de scier du bois.
Mais la pensée bien éveillée est déjà apaisante par elle-même; en choisissant elle écarte. Or, voici le mal de l’insomnie; c’est que l’on veut dormir et que l’on se commande à soi-même de ne point remuer et de ne point choisir. En cette absence du gouvernement, aussitôt les mouvements et les idées ensemble suivent un cours mécanique; les chiens se battent. Tout mouvement est convulsif et toute idée est piquante. On doute alors du meilleur des amis; tous les signes sont mal pris; on se voit soi-même ridicule et sot. Ces apparences sont bien fortes, et ce n’est point l’heure de scier du bois.
On voit très bien par là que l’optimisme veut un serment. Quelque étrange que cela paraisse d’abord, il faut jurer d’être heureux. Il faut que le fouet du maître arrête tous ces hurlements de chiens. Enfin, par précaution, toute pensée triste doit être réputée trom-peuse. Il le faut, parce que nous faisons du malheur naturellement dès que nous ne faisons rien. L’ennui le prouve. Mais ce qui fait voir le mieux que nos idées ne sont pas en elles-mêmes piquantes, et que c’est notre propre agitation qui nous irrite, c’est l’état heureux de somnolence où tout est relâché dans le corps; cela ne dure pas; quand le sommeil s’annonce ainsi, il n’est pas loin. L’art de dormir, qui peut ici aider la nature, consiste principalement à ne vouloir point penser à demi. Ou bien s’y mettre tout, ou bien ne pas du tout s’y mettre, par l’expérience que les pensées non gouvernées sont toutes fausses. Cet énergique jugement les rabaisse toutes au rang des songes, et prépare ces heureux songes qui n’ont point d’épines. Au re bours la clef des songes donne importance à tout. C’est la clef du malheur.
Émile Chartier dit Alain, 29 septembre 1923
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L’abomination d’argile
La chose la plus miséricordieuse en ce bas monde est bien, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à mettre en relation tout ce qu’il contient. Nous habitons un paisible îlot d’ignorance cerné de noirs océans d’infini, sur lesquels nous ne sommes pas appelés à voguer bien loin. Les sciences, chacune creusant laborieusement son propre sillon, nous ont jusqu’à présent épargnés ; mais un jour viendra où la conjonction de tout ce savoir disparate nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur la réalité et sur l’épouvantable place que nous y occupons que nous ne pourrons que sombrer dans la folie devant cette révélation, ou bien fuir la lumière pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge de ténèbres.
L’appel de Cthulhu, HP Lovecraft -
Choisir ou décider, Charles Pépin
La philosophie peut nous y aider (à décider), en nous permettant de comprendre la différence entre choisir et décider, que nous confondons souvent. Les deux termes, il est vrai, sont parfois utilisés comme synonymes. Ils obéissent pourtant à deux logiques différentes.
Choisir, c’est choisir logiquement, rationnellement, après un examen qui a réduit l’incertitude comme une peau de chagrin. Entre deux destinations de vacances, si l’une présente objectivement plus d’avantages que l’autre et correspond mieux à nos attentes pour un budget égal, nous allons la choisir. Nous n’avons alors pas besoin de véritable confiance en nous-mêmes : savoir réfléchir et calculer correctement suffit. Mais lorsque les deux destinations sont toutes deux attirantes pour des raisons différentes et qu’il n’y a pas d’élément objectif pour les départager, nous allons devoir décider.
Choisir, c’est se reposer sur des critères rationnels pour armer le bras de son action. Décider, c’est compenser l’insuffisance de ces critères par l’usage de sa liberté. Choisir, c’est savoir avant d’agir. Décider, c’est agir avant de savoir.
Nous sommes donc plus libres lorsque nous décidons que lorsque nous choisissons, parce que nous ne sommes pas tenus d’obéir à des critères indiscutables. Mais cette liberté, souvent, nous perturbe.
LA CONFIANCE EN SOI, UNE PHILOSOPHIE, Charles Pépin
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Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson
Cabane forestière
Ces journées interminables passèrent vite. Je songeais en quittant mon ami : voilà la vie qu’il me faut. Il suffisait de demander à l’immobilité ce que le voyage ne m’apportait plus, la paix. Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus cher que l’or. Sur une terre surpeuplée, surchauffée, bruyante, une cabane forestière est l’El Dorado.
Régler sa dette
La vie dans les bois permet de régler sa dette. Nous respirons, mangeons des fruits, cueillons des fleurs, nous baignons dans l’eau de la rivière. Et puis un jour nous mourons sans payer l’addition à la planète. L’existence est une grivèlerie. L’idéal serait de traverser la vie tel le gnome scandinave qui court la lande sans laisser de traces sur les bruyères. Il faudrait ériger le conseil de Baden Powell en principe : lorsqu’on quitte un lieu de bivouac prendre soin de laisser deux choses. Premièrement : rien. Deuxièmement : ses remerciements. L’essentiel, ne pas peser trop à la surface du globe. Enfermé dans son cube de rondins, l’ermite ne souille pas la terre. Au seuil de son isba il regarde les saisons danser la gigue de l’éternel retour. Privé de machine, il entretient son corps. Coupé de toute communication, il déchiffre la langue des arbres. Libéré de la télévision, il découvre qu’une fenêtre est plus transparente qu’un écran. Sa cabane égaie la rive et pourvoit au confort. Un jour on est las de parler de décroissance et d’amour de la nature, l’envie nous prend d’aligner nos actes et nos idées. Il est temps de quitter la ville et de tirer sur les discours le rideau des forets.